Embrunévole

Le 15 août ne sera jamais plus un jour comme les autres ».
C’est ce qu’un bénévole m’avait glissé en 2013 alors que j’admirais ma, première, médaille de finisher, les yeux humides.
Et il avait raison. Le 15 août ne se résume plus au jour férié de l’assomption…c’est LE rendez-vous de l’Embrunman où, à 6H00, la communauté triathlétique plonge tête baissée dans le plan d’eau de cette ville mythique.
La punition préfectorale de 2020 est déjà presque oubliée et je m’aligne sur l’édition 2021 en endossant le costume de bénévole. Rassurez-vous, l’enthousiasme est bien présent, renforcé par le plaisir de baigner dans cette ambiance où se mêlent compétition, aventure, défi personnel et aboutissement de longs efforts hivernaux et printaniers.
Plusieurs vitrollais sont de la partie parmi lesquelles Sandrine, Noël, Olivier, Alain et Jérémy.

Le 14 août après-midi, protégé de l’implacable soleil sous un large chapeau, je participe avec Madame à l’entrée des vélos dans l’immense parc du plan d’eau.C’est un moment particulier, loin du virtuel de l’inscription sur Internet : la réalité est désormais en face sans trop de moyen de rétropédaler devant « le triathlon le plus difficile du monde » comme les affiches le proclament.
A l’abri derrière mon masque, j’observe avec un brin d’amusement et de curiosité les multiples visages qui défilent devant moi alors que je « badge » les vélos du petit ruban jaune tagué embrunman.Retranchés sous le casque et les lunettes de soleil, les yeux des participants peuvent en dire plus long qu’on ne l’imagine: serein d’expérience…ou effrayé d’expérience, angoissé d’un premier XXL, fébrile de stress ou d’un oubli, trop confiant, un brin présomptueux, maniaque qui refuse qu’on touche à son vélo, insouciant qui n’a pas regraissé sa chaîne…toutes les catégories de la population y passent !


Trois heures et 283 badges plus tard en ce qui me concerne, les barrières se referment pour la nuit, place à la sécurité et aux toutous qui vont garder un œil sur les euros contenus dans le parc.


Fatigués par des heures en plein soleil, nous retournons prendre un repos bien mérité…demain le réveil sonnera encore plus tôt que pour les athlètes: rendez-vous à 3H30.
Le sommeil est de courte durée et il faut avouer que je me demande, alors que l’écran affiche 2H50 du matin, quelle mouche nous a piqués d’être volontaires.


A l’heure dite, les bénévoles vêtus de leur T-Shirt jaune luciole, se chuchotent entre eux un mot de bienvenue dans la nuit noire. Le parc à vélos est partiellement éclairé et la sécurité nous demande de monter la garde dans la partie sombre car il se dit que des énergumènes essaieraient de profiter de la pénombre pour étoffer leur collection de vélos carbone.Me voilà donc à jouer le vigile, lampe frontale vissée sur le front et prêt à défendre les bicyclettes confiées à nos soins. Mais il ne se passera rien, bien heureusement.
Les stars du jour arrivent, doucement d’abord puis dans un flux continu que rien ne semble pouvoir interrompre tant ils sont nombreux.
Dernier « check-point » pour émarger la feuille de présence avant de rejoindre son emplacement, l’esprit n’est plus trop aux formalités et il faut s’armer de diplomatie pour valider chaque entrée.
Rapidement, les pompes à pied ajustent les pressions et claquent dans la nuit, les frontales s’agitent dans les allées sans trop tenir compte du fléchage COVID, les effluves de crème anti-friction embaument l’air au fur et à mesure que les tenues de néoprène viennent recouvrir les corps d’athlètes.


La tension monte d’un cran…click…

Repoussés derrière les grillages d’enceinte, les spectateurs ont réussi à défaire les pare-vus « anti-COVID ». Mécaniquement, dès qu’une bâche est arrachée, la foule se masse encore plus en nombre autour de l’ouverture pour tenter d’apercevoir son héros du jour, de voler une image souvenir.Comment en vouloir aux familles, ce moment c’est aussi le leur. Elles ont soutenu leur athlète pendant les longs mois de préparation, impensable de les en priver.

Le parc ferme…click…

Les derniers retardataires arrivent en courant dans un stress indescriptible et obtiennent leur passage sous les gros yeux de la sécurité. Il ne reste que 5 minutes avant le départ de la première vague. Cette année, ce n’est pas un départ en « mass start » mais en trois vagues puisque, c’est bien connu, le virus du COVID est à l’origine de plusieurs vagues ☺.

Click…

La sono crache des watts, les basses agitent le plan d’eau.
Les mains sont en l’air dans un tonnerre d’applaudissements.

Click, click, click… et GO !

Les femmes et les plus anciens sont libérés et lancent les hostilités sportives alors que le speaker officiel s’époumone à chauffer une foule maintenue tant bien que mal à distance sociale de sécurité. Ils sont pourchassés quelques minutes plus tard par la vague 2 puis 3 des jeunes et des élites.

En un instant, nous passons dans l’œil du cyclone : le calme enveloppe le parc qui s’illumine progressivement avec les rayons du soleil émergeant au-dessus des massifs. Les quelques papiers, emballages de barres de céréales, masques (☹…), flottent paresseusement au grès des courants d’air sur le champ de bataille désaffecté. Les vélos, figés guidon en bas, montent la garde comme des centaines de sentinelles immobiles.
La bataille, c’est dans l’eau qu’elle fait rage. Premier tour effectué, les 3 vagues commencent à se mélanger entre elles, pas évident pour notre speaker survitaminé de savoir qui est réellement en tête avec ces départs décalés. Les bateaux renseignent sur les nageurs à la pointe du groupe mais sont-ils réellement premiers ?


L’œil du cyclone s’éloigne et la tempête revient, les vents changent de sens quand les premiers arrivants rebroussent chemin en sortant de l’eau, arrachant la double peau néoprène tout en sprintant vers leur emplacement. Les encouragements des spectateurs, qui ont réussi à se rapprocher (!), s’amplifient jusqu’à devenir une clameur assourdissante. Le parc à vélo entre en fusion…, les combinaisons volent en tous sens, la vapeur s’échappe des trifonctions dans la fraîcheur matinale, les cliquetis des roues libres se font omniprésents, le sol vibre jusqu’à la ligne de départ vélo, les cales claquent sur les pédales…


Au fur et à mesure des sorties, les nageurs ne courent plus mais prennent le temps d’avaler un thé bien chaud au ravitaillement, troquent la combinaison par une tenue de cycliste confortable, mastiquent consciencieusement leur petit déjeuner comme pour une belle sortie vélo entre amis. Le contraste est saisissant avec la tête du peloton!
Et plus ça va, plus les retardataires profitent de leur chaise ! Même s’il fait une température agréable, cela fait un moment que je suis dehors et je frissonne malgré ma polaire…j’attends avec impatience que le dernier quitte le parc à vélo, si ça ne tenait qu’à moi, j’irais bien le pousser sur sa selle.


Aux inéluctables pertes près, matérialisées par des vélos sans cavalier qui restent stoïques dans le parc, voilà tous nos athlètes sur le parcours : mon travail de bénévole s’arrête là.Il est l’heure d’un deuxième petit déjeuner et d’une bonne sieste avant de soutenir les copains quand ils arriveront vers la terrible côte de Chalvet, terme du parcours cycliste.
Les heures s’égrènent ensuite en scrutant le live de l’événement.


Noël et Jérémy ont pris la tête des vitrollais pendant qu’Alain semble avoir des soucis (ou alors c’est la puce?). Olivier est sur le timing envisagé à l’approche de l’Izoard. La tête de course est déjà sur le retour et les pros arrivent si vite à Embrun que je manque de les rater dans l’amorce du Chalvet…


Concentré sur ma salade plutôt qu’à surveiller l’écran du live, je laisse passer Noël sans le voir et j’arrive tout juste pour Jérémy qui, s’il n’est pas tout à fait à 34km/h de moyenne comme les pros, semble serein à l’abord de la dernière difficulté.


Olivier se profile lui aussi au pied de la côte, grand sourire et pédalage souple comme en balade, il n’a même pas forcé. 


Toujours pas de nouvelle d’Alain, ça devient inquiétant.
Sandrine quant à elle fait son bonhomme de chemin à l’allure d’un métronome suivie comme son ombre par la puce moucharde, témoin de sa progression régulière.
T2…c’est LA transition de la volonté féroce d’attaquer ce marathon tant attendu et si redouté, la sensation de peser des tonnes à chaque foulée, les cuisses endolories, le souffle un peu trop court…mais aussi les hurlements de la foule masquée en masse (ou l’inverse ☺),  les bénévoles qui tendent un gobelet et prodiguent des encouragements… 

Trois boucles de 14km pimentées par la « côte chamois » menant au centre-ville d’Embrun : c’est le programme pour les athlètes sur leurs deux jambes et aussi pour toute la famille Petit en trottinette, en vélo électrique ou à pied. Elisabeth, elle, est postée vers le plan d’eau et fait le « relais radio ».
Pour être honnête, c’est le moment le plus difficile de la journée pour un triathlète  spectateur: voir souffrir ses collègues (alors que confortablement assis sur le vélo électrique !), les supporter mais sans trop interférer avec leur course pour ne pas les perturber dans leur effort, juger des bons mots pour entretenir le mental si tout va bien, les pousser vers des retranchements insoupçonnés si l’instant est dur, savoir ne rien dire mais être quand même à leur côté…un savant dosage à établir.
D’ailleurs, quand j’aperçois Noël, mon moral s’effondre dans les sandales (je n’ai pas de chaussettes…) et même l’assistance électrique du vélo s’interrompt. Trifonction trempée et grande ouverte, visage fermé, traits tirés à l’extrême : il est épuisé, littéralement vidé alors que nous n’en sommes qu’au premier tour.Gorge nouée, je vous assure c’est vrai, je tente quelques mots forcément malhabiles « tu nabandonnes pas, ça va revenir, tu avances tranquille puis sur le plat petit footing, allez, lâche pas maintenant, va au bout ». Dès qu’il rejoint les bords de la Durance, Noël se remet au footing ☺
Olivier déroule de son côté. Quand je pense qu’il m’avait dit qu’il n’arriverait pas à courir, le cachotier.
Elisabeth m’informe par WhatsApp qu’Alain est arrivé du vélo mais qu’il ne part pas courir, ce n’était donc pas un problème de puce folle. Savoir s’arrêter, c’est aussi faire preuve d’un grand discernement et il y aura d’autres épreuves une fois digéré cette journée.


Deuxième tour, go, go, go !Une énorme glace à la main (journée challenge à 5000 kcal…) je repère Olivier qui remonte la rue principale d’Embrun. Autant pour moi la glace est au top, autant pour lui ça va franchement moins : les épaules basses, le pas mal assuré, regard un peu perdu devant lui. Plus rien ne passe en alimentation ou hydratation et ce n’est clairement pas une situation d’avenir.Je dispense quelques conseils de petits TUC salés trempés dans un mélange alambiqué de Coca, le tout avec un gâteau de riz mais ça n’a pas l’air de l’enthousiasmer. A moins qu’il ne m’écoute pas…je suis néanmoins confiant, ça va revenir, c’est un warrior qui a fait l’Altriman en 2019 (☺).


J’aperçois, enfin, Sandrine qui déroule avec le sourire et confiante pour la suite. Elle est dans la catégorie « même pas mal, je vais y arriver ».
Troisième tour, on ne lâche rien !Le soleil a bien décliné sur l’horizon et ses rayons s’effacent, occultés par le mont Guillaume. La sonnerie du réveil semble être d’un autre temps. 


Les infos en provenance du plan d’eau me disent qu’Olivier trotte à nouveau vers sa médaille, good.
Je continue à arpenter les rues en sens opposé au parcours, un œil sur le live, un œil sur les trifonctions qui défilent.
Voilà Jérémy qui passe, ça va le faire maintenant même si je comprends à ses quelques mots qu’il aurait bien aimé être plus rapide (mais on est tous pareil) si ses genoux avaient été plus tolérants avec lui.Il disparaît dans la dernière descente, plus que 7km de « presque tout plat » et ce sera gagné. Ça c’est fait !


Olivier est le suivant : il a retrouvé une foulée ample et trace sa route à vive allure, surmotivé par l’imminence de la finish line. Plus rien ne va l’arrêter et je n’aurais même pas le temps de redescendre au plan d’eau pour assister à son arrivée tellement il aura été rapide. Deux IronMan à son actif, l’expérience rentre !


C’est plus délicat pour Noël, le visage marqué par l’effort mais sur lequel on distingue la volonté d’aller au bout. Toute la famille essaie de l’encourager au mieux, nous sommes malgré tout soulagés car, c’est sûr, il finira. Au bout de la course, au bout de lui-même. Bravo, il en fallait du courage et du mental !


Alors que la nuit prend ses quartiers et que les frontales font leur retour, le live fait tomber les résultats : 

  • Jérémy passe la ligne, deuxième fois finisher de l’Embrunman
  • Olivier lève les bras pour son deuxième IronMan
  • Noël triomphe au mental et prend sa revanche de 2017
  • Sandrine coche la case « Embrun(wo)man finisher » dans son CV.

Alors que dire d’autre sur cette journée ?? Qu’elle est magique.
L’Embrunman c’est une aventure sportive à aborder avec humilité mais qui vous fera intégrer une communauté triathlétique à part, fière d’avoir eu la chance de dompter ce monument.Même en bénévole, essayez pour voir, c’est tout aussi fatiguant et tellement gratifiant quand les centaines de participants applaudissent avec ferveur au départ.

Athlète ou bénévole, je vous assure, le 15 août ne sera jamais plus un jour comme les autres. C’est un bénévole qui vous le glisse !
StéphaneEmbrunévole Finisher 2021