Nos 3 Alpsmens

Le faisceau de la frontale pénètre tant bien que mal le noir profond de la forêt en se réfléchissant contre le rideau de pluie qui dégringole du ciel. Hormis le crépitement des gouttes sur les feuilles, aucun autre bruit que celui de ma respiration haletante et des battements sourds du cœur dans les tympans.Mes pieds dérapent sur les rochers, glissent dans la boue, tentent de trouver un appui fixe pour progresser. La pluie ruisselle dans le dos et j’aperçois dans le halo lumineux la vapeur qui monte des épaules se mêlant à la condensation de l’expiration.Personne, pas une âme depuis…je ne sais même pas, j’ai perdu la notion du temps…rien que du noir et ce petit faisceau qui m’ouvre le chemin.
Faut pas lâcher, non pas maintenant.
Pourvu que la batterie de la frontale tienne le coup…

Assis confortablement sur mon canapé en regardant la pluie tomber derrière la vitre, je clique sur « finaliser votre inscription pour l’Alpsman 2020 ». On est en septembre 2019, il y a deux années déjà.Des mois de restrictions, d’interdictions plus ou moins arbitraires, de reports, de frustrations, mais nous y voilà : 25 septembre 2021, départ de l’Alpsman !
L’Alpsman, c’est clairement une aberration sportive pour tout humain ayant un fonctionnement mental sain. A vous de juger :

  • Les 3800m « habituels » de natation mais départ de nuit du milieu du lac d’Annecy
  • Un peu plus de 180km de vélo et 4400D+ avec 5 cols principaux dont le Semnoz
  • 25km de course à pied en bord de lac essentiellement sur du bitume…avec une barrière horaire à 12 heures

Cette barrière horaire, tout le monde y pense, elle conditionne l’accès à la « T3 » !Cette transition supplémentaire autorise le participant à « sonner la cloche » et accéder au trail de l’ascension du Semnoz sur les 17 derniers km.Ceux qui seront moins rapides, mais tout aussi méritants, finiront leur marathon le long du lac.
Le défi, ici, c’est la gestion de l’effort pour atteindre la cloche et « le tournant » avant sa fermeture.
Objectif « top finisher ».
25 septembre : Olivier, Joseph et moi sommes sur un bateau…et les trois vont tomber à l’eau.6H00 : le Libellule, chargé de ses 400 passagers, vient de voguer dans le plus grand luxe jusqu’au départ natation. Dans le salon principal de notre navire, je me contorsionne entre les tables et les chaises en glissant l’enveloppe protectrice de néoprène. Les quelques étoiles dans le ciel peinent à éclairer les montagnes entourant le lac, le décor est majestueux, presque terrifiant.
6H15 : sous la surface, les projecteurs du bateau illuminent le lac. Pas le temps de réfléchir, on se jette à l’eau avec une grande inspiration. Du confort luxueux à l’eau du lac en deux secondes, la transition est rude mais procure des sensations inédites : c’est clair que ce n’est pas un sport de masse !Le départ est programmé dans 15 min, largement le temps de regagner la zone de départ, très approximativement éclairée, et c’est une cohorte de bonnets jaunes qui retropédale en cherchant le parcours et les bouées lumineuses, complètement occultées par les éclairages urbains en arrière-plan.
Pas de décompte officiel, on est un peu loin du bateau, pas d’applaudissement, on ne veut pas couler, pas de foule en délire, il n’y a que nous au milieu du lac. Seuls les kayaks de la sécurité course tentent vainement de contenir les nageurs derrière la ligne imaginaire du départ.
L’attente est de courte durée…Pôôôônnn !!
La corne de brume résonne entre les montagnes et c’est le départ dans un désordre indescriptible. Très peu ont réussi à identifier la position de la première bouée et l’orientation se fait au jugé en espérant que les nageurs précédant aient une idée de la bonne trajectoire. Pendant de longues minutes, les kayaks peinent à rassembler le troupeau d’athlètes qui s’égaye dans tous les sens.
L’aube arrivant, la vision diurne permet, enfin, de visualiser correctement les emplacements et de me rendre compte que j’ai fait les mauvais choix et suis plutôt dans les derniers nageurs. Bon, de toute façon c’est comme ça, la journée sera longue ne nous affolons pas me dis-je, quand même un brin dépité.Je « mets le turbo », remonte les attardés par paquets entiers et arrive au terme des 3800m en limitant les dégâts, sortie de l’eau dans les 50ième d’après ce que je perçois à travers les bouchons d’oreilles.
Transition moyennement rapide le temps de passer une bonne veste, un cache-col et me voilà enfourchant le deux-roues pour une sacrée aventure au sein du massif des Bauges. 
Le parcours vélo débute par l’ascension du Semnoz depuis les bords du lac et comporte une boucle de deux cols moins hauts mais plus pentus à faire deux fois, pour ensuite revenir vers le lac sur une route que l’on pourrait qualifier de casse-pattes.
Dès la montée initiale, j’aperçois Olivier devant moi qui progresse dans les premiers lacets. Lentement, je reviens sur lui…on échange quelques mots sur la natation puis chacun se concentre sur sa course et les 180km de bitume à parcourir.
Ça va plutôt bien, la vitesse est bonne et je me hisse au sommet sans piocher dans les réserves. La température est idéale, pas besoin de s’arrêter pour enfiler le coupe-vent et je bascule « à fond » dans la descente rapide qui est avalée en un temps record, les disques de frein chauffés à blanc à chaque décélération.
La descente, c’est bien, mais l’effort physique c’est mieux. Et le menu est copieux :

  • Route de transition jusqu’au village de Lescheraines où j’essaie de rester au contact visuel d’un groupe… je suis en limite endurance/résistance, le souffle court, les cuisses brûlantes qui militent pour une halte salvatrice alors que l’écart se creuse inexorablement
  • Lescheraines, enfin !, et le début de la boucle à parcourir deux fois, en commençant par le col de Plainpalais

Faut pas lâcher.
La descente de Plainpalais permet tout juste de récupérer avant de se confronter aux pentes plus raides du col des Près. 10km d’efforts entre 6 et 10%, qu’il faudra refaire dans deux heures environ. 
La température de l’air monte d’un cran alors que la vitesse du vélo s’affaisse en regard de la pente. Avec ma veste, je commence à surchauffer, les gouttes de transpiration roulent dans les lunettes, laissant de longues traces qui obstruent la vision.Ça passe néanmoins en gérant l’effort : un coup d’eau sur les lunettes et je m’aplatis sur le guidon pour les 11km de jonction vers le deuxième tour de manège.
Deuxième tour qui commence avec une pause : au ravitaillement personnel. Aidé par le frère d’Olivier, je me déleste des bidons vides, des emballages usagés, de la veste et du cache-col pour poursuivre en trifonction « couleurs historiques ». Il fait beau, chaud et surtout humide, autant être le plus confortable possible.
Tout en me déshabillant, j’enfourne un premier sandwich arrosé de liquide isotonique pour le mastiquer plus vite et repars derechef, un deuxième sandwich à la main, en essayant de combiner respiration et déglutition, les mâchoires soudées par le pain de mie.
Faut pas lâcher.
Deuxième Plainpalais en pleine digestion de sandwich.
Surprise ! La traversée d’un troupeau de vaches. En Savoie pour le fromage, comme en Inde pour la religion, elles sont sacrées, pas question de les traumatiser.Je dois interrompre l’effort et contempler cette lente transhumance franchir le bitume tout en le recouvrant de mines odorantes. Là, c’est moi qui rumine mon sandwich…
Ça repart. Mais pour à peine 5 minutes.
Surprise ! : une circulation alternée au sommet !!Impossible d’outrepasser le code de la route, planté 1 minute à regarder les secondes défiler sur le panneau, je vais chercher au fond de moi la « zénitude » nécessaire pour ne pas hurler de frustration.Le feu passant à l’orange clignotant, je saute dans la descente en écrasant furieusement les pédales. Un petit coup d’œil au compteur où je vois le chiffre 8 sur les dizaines, la frustration va en diminuant.
Ben non.
Surprise ! : une autre circulation alternée !!! A pleine vitesse, mes doigts s’éloignent sciemment des freins et je prémédite de griller le feu rouge quand un commissaire sorti de nulle part jette son corps en travers de la route en sifflant et agitant son drapeau enfiché dans son petit poing.2mm d’épaisseur de plaquettes de freins en moins, 20m de gomme sur la route en plus et je m’arrête devant le feu qui, stoïquement, affiche 89s d’attente.
Y’a quoi au-dessus de ruminer ?
Stress level = celui de la file d’attente à la Sécu quand une armada de retraités sont devant avec leurs formulaires et que vous n’avez que 15min libres avant de retourner au bureau.
Dans le même état de nerfs je déchiquette à plein crocs une barre de céréales encore dans son emballage en fixant d’un regard carnassier le commissaire.
Ça repart.
Sur la digestion de l’emballage, je progresse rapidement dans le deuxième passage du col des Près. Les retardataires du half-Alpsman sont en ligne de mire pour motiver l’ascension…ainsi que quelques participants Alpsman dans leur premier tour. Je ne les envie pas, mais pas du tout.
Le long retour vers le lac d’Annecy s’avère usant physiquement et mentalement avec des montées et des descentes sans interruption.Je gobe une compote magique et mouline « souple » en gérant un coup de moins bien. J’ai regardé mon timing juste avant et conforte la marge prévue de 45min au « tournant ». Pas besoin de se mettre dans le rouge et de compromettre la montée du Semnoz
Faut pas lâcher. La « cloche » se rapproche. 

Dernière descente plein gaz : le parc à vélos se matérialise en un clin d’œil pour une T2 que j’ai prévue longue : d’abord pause pipi impérative et urgente !! Puis je suspends mon beau BMC à son emplacement en remerciant silencieusement Adrien, le génial mécano de mon vélociste qui a réglé ma machine comme une horloge.
J’ai 3 heures pour faire 25km, essentiellement plats : « ça doit passer crème » et je vais gérer l’effort pour garder des forces. Départ en footing tranquille sous les encouragements d’amis d’Annecy. 3 boucles d’un peu plus de 8km chacune : go !

Boucle #1 : nominale, footing tranquille, gestion, gestion, gestion.
Boucle #2 : nominale, le cardio reste bas.
Boucle #3 : la marge est bonne, je vais le faire, j’en suis maintenant sur. Je fête ça avec un gel bien sucré.Très mauvaise idée.A peine arrivé dans l’estomac la potion dopante veut prendre le chemin inverse. Je m’arrête de courir tout net en identifiant un ou deux buissons pour tout recracher…il faut 5 minutes à mon système digestif pour reprendre le contrôle mais je suis un peu dans le dur.
Faut pas lâcher, j’y suis presque, pas de panique et surtout plus de gel aujourd’hui.
2km avant la fin du troisième tour.
Je rattrape Joseph dans sa première boucle : il sait que le Semnoz ce sera pour une prochaine fois et profite de sa course dans ma foulée puis dans la zone « T3 » où il me motive pour l’ascension à venir.Les lunettes de soleil sont remplacées par la frontale. Les chaussures de route laissent la place aux gros crampons. Je glisse dans ma poche la veste de trail, le cache-col et des gants.
Go vers la cloche !!
Sur l’esplanade de Saint Jorioz, le gong résonne alors que j’actionne le battant, tout sourire : 45min de marge, j’aime quand un plan se déroule comme prévu.
A partir de maintenant, zéro stress chronométrique, il faut juste tenir physiquement les 17km et 1300D+ qui de dressent en face, partiellement masqués par de lourds nuages noirs.
Faut pas lâcher, avanti !!
En tout début de montée, je croise la « boucle du lac » et aperçois Olivier qui en finit aussi avec la partie basse et va rejoindre son frère, accompagnateur autorisé.J’ai décidé de monter en solitaire accompagné du petit monde que je construis dans ma tête.
Si l’approche initiale est facile avec des pourcentages modérés, la pente s’élève ensuite et la boue fait son apparition rendant la foulée peu efficace. Je dépense une énergie monumentale alors que les réserves sont basses.
Le ravitaillement d’Entredozon se fait attendre, je suis totalement déshydraté malgré les bidons d’eau que j’ingurgite, en parallèle l’hypoglycémie s’installe, mes jambes ne me portent plus…un pas devant l’autre, au mental.J’atteins la pause complètement épuisé, dans un état second : là franchement, l’idée de l’abandon, d’une douche chaude, du confort douillet d’un matelas émerge dans mon esprit embrumé. Il doit me rester 10km et 1000D+…je ne le sens pas trop, le souffle est court, le cardio a besoin d’un massage, je tremble comme une feuille et meurs de faim sans pouvoir ne rien avaler. Pas une situation d’avenir.
Un bénévole me tend une chaise pour m’assoir mais je refuse : s’assoir c’est réfléchir et réfléchir c’est abandonner.
Le corps a des ressources insoupçonnées, c’est ça que je suis venu chercher : la limite à surpasser. Le dépassement de soi m’a dit mon fils il y a quelques jours.
Faut pas lâcher susurre la petite voix.
Après nous avoir épargné toute la journée, le mauvais temps s’invite à la fête : tout d’abord un petit crachin (breton) qui s’amplifie jusqu’à devenir de belles averses (savoyardes). Je marche beaucoup, je trotte un peu. Mais je progresse, attiré par le sommet comme par un aimant.
Le jour cède du terrain à l’obscurité qui prend possession des lieux alors que je suis englouti par la partie de forêt du Semnoz. J’allume la frontale et essaie de courir entre les racines mouillées et les cailloux glissants.
J’ai perdu de vue mon prédécesseur qui grimpe plus vite. Derrière, personne dans mes pas, mon dernier poursuivant s’est allongé par terre au ravitaillement et ne semblait pas au mieux☹.
Je suis seul. Le rideau de pluie brouille ma vision et réduit la portée de la frontale. Même sur puissance maximale, le faisceau transperce péniblement les ténèbres et j’ai du mal à trouver mon chemin. Je ne sais plus trop où je suis ni ce qu’il reste devant moi. Un sentiment incontrôlé de panique me serre le ventre.
Faut pas lâcher, non pas maintenant.
Pourvu que la batterie de la frontale tienne le coup…
Je compte mes pas. A chaque centaine, je m’arrête 10s pour souffler et me forcer à rester calme. Le temps semble figé, la forêt sans fin. Les yeux rivés sur le sentier, je fais le vide dans mon esprit, j’avance.
Enfin, enfin, le croisement avec la route montant au Semnoz arrive. Et avec lui les phares des voitures positionnées au, dernier, ravitaillement.
En un instant je suis transcendé. Il reste 3km mais ils sont un peu moins difficiles, sans rochers, ni forêt, dans les alpages. Même la pluie a cessé, les éclairs sont au loin vers Annecy.
J’attrape quelques bonbons sucrés que j’avale tout rond et reprend ma marche. Les ressources du corps humain sont incroyables, je marche de plus en plus vite puis me mets à courir d’abord doucement, et de plus en plus vite en pataugeant dans la boue épaisse et gluante avant de rejoindre la portion de bitume où je cours franchement, les appuis retrouvés, la visibilité assurée par les voitures, la fatigue oubliée grâce aux encouragements des spectateurs massés sur les bords, les tapes dans le dos des concurrents déjà arrivés.
Plus que 300m, mais ils sont raides. Je marche en faisant les plus grandes enjambées que ma taille de nabot (comme dirait Joseph) autorise.Les projecteurs éclairent le sommet, les 20m du tapis de bienvenu, l’arche d’arrivée derrière laquelle se tient un photographe emmitouflé qui mitraille mon passage.
Et de dix ! Cet IronMan, c’est certain, il restera dans ma mémoire.
Bien au chaud dans mon blouson de ski, une soupe entre les mains, je guette l’arrivée d’Olivier et de son frère. Le « live » les positionne au dernier ravitaillement.
Alors que j’ai déjà avalé trois soupes, un demi quatre-quarts et que je louche sur une seconde tablette de chocolat, les deux frontales fraternelles prennent le dernier virage. Allez Olivier, c’est gagné !!
Tant de choses à se raconter que la descente du Semnoz ne suffit pas, on saoule notre chauffeur dans la navette de retour. 
Il est minuit et presque 30 minutes quand on regagne notre camp de base, encombrés de nos multiples caisses, vélo, pompe, combinaison…Joseph a sombré dans un sommeil réparateur mais nous a laissé un petit mot sur la table. Même s’il n’a pas pu passer « la cloche » il peut célébrer son deuxième IronMan, et pas n’importe lequel.
Fallait pas lâcher. Et on l’a fait !!!
Je conclus ce long récit avec deux dédicaces spéciales :

  • A mes amis d’Annecy qui se sont levés tôt…et couchés tard pour m’encourager dès la sortie de l’eau et jusqu’au sommet du Semnoz
  • A Olivier et Joseph qui ont été le moteur de ma motivation. Une semaine avant, je n’avais pas l’intention de prendre le départ, peu enclin à souffrir à nouveau de longues heures pour aller chercher ce dixième IronMan. Sans leur enthousiasme, l’aventure aurait finie comme elle a commencé : sur mon canapé !

Les trois Alpsmen