Amer Altriman

Samedi 06 juillet 2019

Le voile noir se dissipe laissant entrevoir le doux balancement des feuilles coiffées de ciel bleu azur, mon œil gauche a du mal à focaliser sur les arbres, tout est calme.

« Monsieur, monsieur, vous m’entendez ? Comment vous vous appelez ? Vous pouvez bouger vos pieds ? »

Je prends conscience de la foule qui se penche au-dessus de moi, du goût du sang qui colle aux lèvres et brusquement me redresse : c’est l’Altriman, il me reste 1km de vélo avant le parc et le marathon tant attendu.

« Oui, je vous entends, je m’appelle Stéphane. Laissez-moi, c’est rien, des éraflures. J’ai juste le marathon et j’irai chez le médecin après ».

Une main ferme sur mon thorax prévient mon mouvement et une voix autoritaire résonne : « je suis infirmière et je vous dis que vous allez rester calme Stéphane, les secours arrivent ».

Les douleurs multiples se font alors violemment sentir au contact avec le bitume chaud.

Le dossard 137 est DNF. DNF…la première fois…de grosses larmes coulent incontrôlables et se mélangent au goût du sang, la sirène des pompiers se rapproche.

« Stéphane, Stéphane ne vous endormez pas ! Stéphane, restez avec moi », rien à faire (à foutre ?), la lumière et le son s’éteignent à nouveau.

13 décembre 2018

La petite section d’Airbus Helicopters (affiliée à Vitrolles Triathlon) est réunie en AG annuelle. Nous venons de voter pour l’Altriman et ses différents formats de courses pour notre sortie 2019.

Sur la quinzaine de participants, trois s’alignent sur le format XXL. Fort de l’expérience de 2017, je décide de retenter l’aventure : la météo sera bonne, on l’a décidé au moment du suffrage !

Mai 2019

Les sorties vélo s’enchaînent alors que les sacrifices se multiplient : alimentaires, sociaux et familiaux…l’Altriman n’est pas une mince affaire et l’improvisation est à bannir.

On ne lâche rien, la motivation est là.

Juin 2019

Mi-juin, Olivier, Joseph et moi embarquons pour Matemale et son auberge accueillante (La Prairie, je vous la conseille pour leur gentillesse et dévouement). Au programme la reconnaissance du parcours vélo.

Il a neigé dans la nuit (oui, oui en juin !!) et la température est négative le matin, mais nous sommes déterminés. Bien équipés, il nous faut 11H15 pour avaler les presque 200km du  parcours et autant de temps à Joseph pour digérer ses 23 sandwichs, 14 pommes de terre et je ne sais plus combien de barres de céréales. Le froid, ça creuse.

Ca c’est fait !

Une semaine plus tard seulement entraînement solo dans les Alpes avec 450km/10000D+ en trois jours…sous 37°C et un soleil implacable!!!!

On ne lâche rien, la motivation se renforce proportionnellement aux quadriceps.

5 juillet 2019

Toute l’équipe est sur place, les corps d’athlètes affutés comme jamais.

Le briefing dispensé par l’organisation me fait un peu regretter de ne pas avoir un Gravel plutôt qu’un vélo de route normal. La DDE locale a eu une promotion sur quelques tonnes de gravillons qui sont maintenant sournoisement répartis sur le tracé.

On verra bien demain, de toute façon, on ne lâche rien, la motivation est à bloc.

6 juillet 2019

2H45 (du matin bien sûr) : je me lève en silence alors qu’Olivier serre encore son oreiller comme un gros doudou et que Joseph ronfle à en faire trembler les murs de l’auberge.

Dans la grande salle à manger obscure, je mastique mon petit déjeuner avec application bientôt rejoint par mes deux comparses. Nous chuchotons dans une ambiance monacale tout à nos derniers préparatifs. Joseph hésite encore à prendre une remorque pour son ravitaillement (j’exagère un chouia).

4H00, départ pour le parc à bicyclettes.

Tel un métronome, isolé du monde extérieur par la sono dans les oreilles, je déroule la procédure habituelle, fais une bise à mon beau BMC qui attend sagement la sortie de l’eau pour engranger les km et me retrouve face à l’eau noire sans même m’en être rendu compte, déterminé et confiant.

De l’autre côté du lac, le gyrophare va nous attirer comme des papillons de nuit jusqu’à la première bouée puis il faudra revenir au départ pour une deuxième boucle où le soleil pointera ses rayons.

Les fusées de détresse rouge sont allumées pour nous aider un instant à prendre nos repères. Franchement…c’est mystique.

GO !

Je plonge sans la moindre hésitation et pars sur une allure raisonnable pour ne pas souffrir d’hypoxie à cette altitude. 500m plus loin, je vois qu’Olivier nage en patrouille avec moi, cooool !

Tous les paramètres sont bons, le néoprène fend l’eau sans effort, une sensation agréable de glisse m’enveloppe et je décide de forcer un peu plus sur les appuis pour prévenir un faux rythme. Je perds de vue Olivier progressivement, concentré sur la navigation maintenant diurne.

Déjà la fin de la natation…et le défi du parcours vélo commence. Je suis encore plus motivé qu’un contrôleur des impôts face à un compte bancaire suisse !!

La stratégie d’alimentation est en place, mûrement réfléchie. Idem pour le rythme, les yeux rivés sur l’écran, je maintiens la cadence prévue et le cardio dans les zones choisies.

Col de Quillane sur une vraie route normale, col de la Llose et ses vagues successives de gravillons, col de Creux et ses passages d’herbe et de trous…Des avions de chasse me laissent dans leur sillage mais je reste concentré et motivé. On m’annonce 19ième.

Col des Arrhes, sans trous, ravito perso (annoncé 21ième) à Mijanès puis c’est la longue ascension du col de Pailhères…je me fais encore doubler…un peu. Pas grave, la journée est longue et il reste 140km avant le marathon.

Altitude 2000m : bascule dans la descente rapide (et exceptionnellement pour l’Altriman en bon état) de Pailhères. Du coin de l’œil je vois un 85km/h sur le GPS et m’inquiète un instant pour Joseph qui n’est pas trop fan du travail positif de la gravité.

Col du Pradel et ses escadrilles de taons qui plébiscitent mon fessier comme piste d’atterrissage malgré mes moulinets incessants de bras…tiens je viens de reprendre l’un des avions de chasse qui est en panne de réacteur…

Descente, pourrie comme jamais, pendant laquelle j’attends le moment où mon BMC martyrisé va imploser dans les multiples trous de la chaussée. Les mains agrippent le guidon de toutes mes forces, les yeux essaient de deviner les éclats de pierre parsemant la route (c’est une route ?) et les ornières dissimulées dans l’ombre.

Col de Dent : celui-ci est coriace, tout à gauche pendant une heure sans regarder la cadence…trop lente mais sans opportunité de faire mieux dans cette pente. Le soleil fait fondre le goudron, la chaleur s’avère étouffante sans le moindre vent. Je reprends du monde tranquillement mais j’ai du mal à tenir mon guidon tellement je transpire.

L’alarme « bas niveaux bidons » clignote en rouge.

Ouf, voilà le sommet, un de plus de croqué (c’est le col de Dent si vous avez suiviJ).

Voilà le « ravito perso » : un bénévole souriant prend mon vélo, pendant qu’un autre vide mes poches des vieux emballages et les remplit avec le contenu de mon ravitaillement personnel. Un gamin s’en donne à cœur joie d’arroser mes jambes et mes pieds en surfusion, la peau, les chaussettes et les semelles carbone ne faisant plus qu’un.

Deux bidons neufs sur le vélo et je fais le choix, au dernier moment, d’en prendre deux de plus dans les poches du maillot. Le GPS indique 37°C…le vélo est encore à l’ombre. Même pas peur.

Col de Gravanel : l’hécatombe des cyclistes se poursuit, allongés pour la plupart sous les arbres. Je m’arrose continuellement mais la température du moteur grimpe, le cardio laisse entrevoir un début de souffrance. L’inquiétude prend temporairement le dessus, je suffoque à 9km/h, tout à gauche, scotché dans la pente debout sur les pédales ruisselant de transpiration.

Alors que je m’interroge sur ma capacité à franchir ce col, j’aperçois un abreuvoir alimenté par une source de montagne. Ni une, ni deux, je mets les pieds dedans, puis les jambes, puis les fesses…enlève mes lunettes et tente finalement une apnée pendant 30 secondes (c’est là que je pense à mes sandwichs dans les poches et que le vélo est resté seul sur le bord de la route).

Je refais surface en frissonnant : le luxe !!

Les pistons ont apprécié le traitement thermique et le BMC fuse dans les derniers lacets. Motivation, motivation, le haut du col arrive vite !

Côte de Carcanières en danseuse et dans les graviers pour changer, la roue arrière dérape par intermittence.

Ravitaillement de Qérigut avec son chocolat fondu dans les assiettes et ses bananes (le top), je suis pointé 12ième.

Plus qu’un col facile et une grosse dizaine de km sur un faux plat (montant). Les jambes tournent mécaniquement comme une machine, je suis b.i.e.n. !!

Dernier virage vers le parc à vélo où le signaleur m’annonce 11ième, génial. Le marathon arrive, ça monte, il fait chaud, tout ce que j’aime, ça va être le top de poser les pieds au sol. Le cardio s’emballe presque de joie à l’anticipation de ma discipline favorite. J’imagine mes Nike qui patientent sagement sous la chaise et esquisse un sourire. Mon beau BMC m’a encore ramené à bon port, son neuvième IronMan.

Gloub, une compote bien sucrée, une gorgée d’eau sans quitter la route des yeux en surveillant un autre participant 50m devant moi. On va partir courir ensemble…m.o.t.i.v.é.

La roue avant plonge sèchement, une main géante m’arrache de la selle et me projette en avant alors qu’un immense point d’interrogation traverse mon esprit.

La lumière s’éteint.

Stéphane