ALTRIMAN 20-21


14 juillet 2019.
Je regarde le défilé militaire à la télé, le bras gauche en écharpe, clavicule recollée avec un morceau de titane, assis sur mon canapé en essayant de ne pas appuyer sur les multiples plaies qui refusent de cicatriser. Chaque respiration me rappelle qu’il y a deux ou trois côtes cassées sous l’attelle du bras. Les cervicales vont déjà mieux, ça pourraient être pire mais les prochaines semaines s’annoncent pénibles…

16 juillet 2021.
Les Angles…pas la commune du Gard avec ses cigales chantantes et sa garrigue…mais celle des Pyrénées-Orientales avec ses vaches (et ses mouches) et sa station de ski…

Au menu du 17 juillet: 3.8km dans le lac de Matemale à 1500m d’altitude, 198km de vélo dans le léger relief des Pyrénées et enfin un marathon souple incluant 800m de dénivelé.

L’Altriman, c’est un triathlon champêtre, on n’y va pas pour montrer ses muscles, se disputer une place entre vélos de chrono ou arborer les dernières running à semelle carbone sur un marathon fusée.
Ici tout est dans la gestion de l’effort et la solidarité entre coureurs, souvent muette mais qui scintille au fond des yeux.
Arriver au bout, être finisher de ce monument, c’est le graal de l’endurance.

En 2019, un trou pernicieux dans le bitume à 1km de l’arrivée du vélo m’avait donné le statut de « hôpital finisher » option 3 mois de convalescence. Deux opérations chirurgicales plus tard, 2021 sera l’année de la revanche.

Pas question de rester sur un échec.

Départ moins douze heures
Enveloppe de course dans une main, bouteille de bière offerte dans l’autre, je pousse mon vélo dans le champ, confisqué provisoirement aux vaches, et rebaptisé pour l’occasion parc à vélos.
Un sac plastique autour de la transmission électronique pour faire face à l’humidité et je souhaite une bonne nuit à mon BMC favori avant de regagner au plus vite le camp de base pour se mettre au chaud. Effectivement un vent froid parcourt la plaine autour du lac et refroidit les provençaux que nous sommes.
La ration officielle de féculents est ingurgitée l’estomac un peu noué et c’est le dodo, perturbé par le stress pré-course. J’ai beau me dire que c’est mon dixième IronMan et que l’expérience est là, je ne sommeille que partiellement.

Le réveil réglé sur 3H00 du matin n’a pas sonné que je suis déjà debout. Re-féculents + thé + tartines qui disparaissent sous une épaisseur indécente de miel, soyons généreux.

Un rapide sondage sur la terrasse pour jauger de la température de l’air et je décide d’anticiper l’enfilage de la combinaison plutôt que de perdre quelques précieuses calories en me changeant dehors au parc à vélos.
Ultime vérification aux affaires rangées dans le sac et nous prenons, mon père et moi, la direction de la base nautique en pleine nuit montagnarde. La voiture indique 5°C…le ciel est clair et laisse présager une dégringolade du mercure pour les heures à venir. Au moins, il fait beau et il ne pleuvra pas !

Passage sans encombre du contrôle, les bénévoles sont là, bien emmitouflés. On les devine souriants sous leur masque, murmurant un mot d’encouragement silencieusement comme s’il y avait du monde endormi…puis les haut-parleurs de l’organisation entrent en jeu et font vibrer la nuit.

Vélo : protections enlevées, pneus gonflés, GPS attaché, bidons pleins, feuille de route sur le cintre ⇨ check
Affaires T1 : chaussures vélo, chaussettes, casque, lunettes, veste chaude, manchettes, gants, cache-col ⇨ check
Affaires T2 : runnings, casquette, lunettes et chaussettes de rechange, ceinture porte-bidon et crème solaire ⇨ check

A ce stade, plus d’autre choix : il faut avancer…yapluka !

A l’image d’une colonie de manchots empereur, les 300 triathlètes déambulent lentement vers la plage envahie par des spectateurs bruyants et pour la plupart incrédules devant cette bande de fadas qui projette intentionnellement de nager dans les eaux noires.

Lunettes de natation sur le bout du nez, masque chirurgical gauchement coincé sur le visage (vous faites comment avec un bonnet de natation qui vient coller les oreilles ? Ils n’ont jamais fait de triathlon à la fédé pour imposer ce genre de chose ?), je pénètre dans le SAS de départ. Ce sera un rolling start par 5 pour que chacun ait le temps de disposer de son masque dans les poubelles prévues à l’extrémité de chacune des 5 rangées.

1 minute avant le départ : je garde les yeux rivés sur le gyrophare de l’autre côté du lac où il doit normalement y avoir une bouée à contourner.

30 secondes : la musique d’Europe (Final Countdown) déchire la nuit, les décibels s’envolent alors que la foule tape dans les mains, les innombrables flashes crépitent illuminant le bord de l’eau…puis les fusées de détresse rouge s’enflamment à bout de bras…

Je progresse dans ma rangée puis jette ce stupide masque dans la poubelle. L’eau entoure mes chevilles et sans hésitation, je plonge vers ce nouvel IronMan.

La première boucle est exécutée sans aucun effort, le néoprène me portant jusqu’à la sortie « à la pyrénéenne » et sa deuxième session de natation. Cette fois la lumière commence à poindre derrière les montagnes…mais des bancs de brume viennent lécher la surface de l’eau rendant hasardeuse la navigation à vue. Un petit groupe s’est formé derrière moi et reste scotché à mes pieds. Alors que je m’arrête un instant pour faire le point, un peu perdu dans le brouillard, tout le monde s’arrête derrière moi ! « Vas-y tu te débrouilles bien pour viser les bouées, on te suit ». Deux secondes de rigolade partagée puis c’est reparti un peu au jugé.
De toute façon pas le choix, faut avancer.

Le retour est plus épique, les lumières installées disparaissent à intervalles réguliers dans la brume et il faut viser au feeling jusqu’à ce qu’enfin j’aperçoive les esquifs de la base nautique. Sauvé pour cette fois encore !

Transition en position verticale pour trotter vers le parc. Même si les nombreux spectateurs sont chauds-bouillants, la terre et les herbes sont, elles, gelées et mes pieds nus s’engourdissent en moins de 200m.

La peau néoprène est retirée sans ménagement et vole derrière la chaise. L’avantage d’être dans un champ, c’est que les organisateurs ont accordé à chaque athlète un grand espace vital. Pour une fois on peut s’étaler, voire se répandre ( !), contrairement aux autres triathlons plus proches de la configuration cabine d’Air France.
Un bon coup de serviette pour limiter la sensation de froid, le maillot de vélo et ses poches remplies de sucreries, le cache col, le blouson et je suis fin prêt pour affronter les conditions de température.
Les premiers coups de pédales fendent le brouillard alors que je frissonne dans le froid mordant. Heureusement l’amorce du premier col est quasi-immédiate et la pente régulière permet de chauffer la machine.

La descente qui suit, sur une route sauvage exiguë, est toujours aussi fabuleuse avec cette sensation de bout du monde où le vert apaisant des arbres tranche avec le noir inquiétant des roches. Les reflets irisés du soleil sur la ligne de crête s’ajoutent à la féérie des lieux et m’emportent à un peu de rêve alors que je dévale la pente.
La bulle de poésie explose dans un des derniers virages quand une voiture à contre-sens jaillit de nulle part, ce qui est normal vue qu’on est au bout du monde. Grosse frayeur mais ça passe : vive le puissant freinage à disques !

A nouveau bien réveillé et concentré, il faut enchaîner avec les 14km du col de Creux (et une pause pipi impérative !), rebasculer vers le lac sur une route gravillonnée pour conclure cette « modeste » boucle de 45km et prétendre aux 155km restants.

La très loooooongue descente vers Escouloubre est interminable. Elle nous mène au pied de Port de Pailhères, point culminant du parcours à 2001m. De ce point, ce sont 15km d’effort juste interrompus par le premier « ravitaillement perso » de Mijanès où je prends le temps de remplir mes poches des goodies préparés la veille.
Ils ne serviront pas beaucoup car quelques km plus loin, mon estomac refuse dorénavant avec véhémence tout produit énergétique. Je sais bien que ce n’est pas une situation d’avenir et qu’il y aura tôt ou tard une gestion de crise.
Mais à ce stade, pas le choix, faut avancer !

Je me hisse (trop) lentement jusqu’au sommet, découragé par deux avions de chasse qui me passent comme s’ils ambitionnaient le podium du segment STRAVA de cette portion.
Ouf le col !
Mon père mitraille en rafale la fin de l’ascension et après avoir échangé un mot avec lui (pfff, c’est achement dur, j’avance pô) et remis la veste temps froid, je plonge dans les pentes opposées à grande vitesse.

Des cols, encore des cols, toujours des cols qui se succèdent sans grand moyen de récupérer puisque les descentes sont globalement…pourries…et qu’il faut pédaler sur les rares transitions entre bosses. C’est quand même un parcours de brutes !

La température polaire du matin a laissé sa place à la fournaise de l’après-midi dans l’éprouvante montée du Garavel : les gouttes de transpiration perlent de toute part, roulent sur la peau pour s’écraser sur le cadre en dessinant des traces de sel.
Je filtre les bidons encore plus vite que je ne passe les ravitaillements. Heureusement pour moi, il y a de nombreuses fontaines disséminées sur le parcours pour étancher une soif de plus en plus omniprésente.
Par contre, il ne m’est toujours pas évident d’avaler quelque chose et je me rends bien compte que picorer quelques miettes de barres de céréales n’apporte pas le carburant requis pour rejoindre la ligne d’arrivée.

Mais pour l’instant, pas d’autre choix, faut avancer.

Je double, me refais doubler et redouble le « dossard 19 » avec qui on échange quelques mots d’encouragement. On fait d’ailleurs une pause technique simultanée au début de la terrible côte de Carcanières qui nous mènera jusqu’au dernier col de la journée, celui des Hares. Je le lâche dans cette ultime montée, motivé par l’arrivée proche, les cuisses brûlantes mais qui font tourner frénétiquement les manivelles.

Mal m’en a pris.

Dès le col franchi c’est l’énorme coup de massue que j’appréhendais. Le capteur de puissance indique stoïquement 120W et je n’avance tout simplement plus. « Dossard 19 » me reprend en me regardant, inquiet. « Fais une pause, on se retrouve au parc me lance-t-il ». J’interromps l’effort quelques minutes, à l’ombre sur le bas-côté en gobant par petites gorgées une compote sucrée qui, à mon grand étonnement, me fait le plus grand bien !

Je repars à vitesse réduite allouant le temps nécessaire aux glucides pour faire effet. Et ça marche ! Quelle merveille que le corps humain, le faux-plat montant de la fin du parcours est avalé « facile » .

La flamme rouge du dernier km est peinte sur la route produisant une pensée émue devant l’endroit où l’édition 2019 s’était achevée.
Me voilà de retour dans le champ à vélos. Pas beaucoup de bicyclettes autour de moi, finalement je limite les dégâts sur cette partie.

T2…l’astre solaire plombe les velléités de course à pied alors je prends mon temps pour passer les runnings et me couvrir les épaules de crème. Une gorgée d’eau dans mon bidon me fait tout recracher…il est resté depuis ce matin sous la chaise et l’eau est à plus de 30°C, beuark…

Je me lève : pas le choix, faut avancer.

Go, en petites foulées pour commencer, puis le rythme revient naturellement, porté par les encouragements des spectateurs qui se promènent le long du parcours ombragé. Ça ne dure pas, l’aller-retour sur la digue du lac est en plein cagnard et je me félicite de m’être enduit les épaules (dont celle encore brulée par la chute de 2019).

Demi-tour vers la montée du lac de Balcère, ça va se corser…et toujours impossible de ne manger autre chose que des compotes de pommes…mon estomac interdit tout écart alimentaire. J’ai même essayé un carré de chocolat qui a failli me rendre malade.

Je repasse au niveau du parc à vélo perçant la foule agglutinée dans le plus pur respect des gestes barrières lorsqu’un petit triathlète en herbe échappe à la vigilance de ses parents et me fait chuter lourdement (pour rester poli) sur le sentier !
Alors que, allongé dans la poussière, je lâche quelques jurons et fais un lent état des lieux en craignant de découvrir quelque chose de cassé (ça a fait crac à l’impact…), plusieurs costauds me soulèvent et me remettent debout. Dans le même temps, je suis aspergé d’eau et les égratignures (car il n’y a finalement pas plus que ça) sont nettoyées à grand renfort de bidons qui sortent de je ne sais où.
Une voix grave hurle dans mes tympans, au seuil de l’acouphène, « c’est bon tu peux repartir, courage ne lâche rien, gars !! »

Bon, pas le choix du coup, faut avancer !

La montée de Balcère…j’avais rêvé de faire la première en courant mais dès que je lève la tête, les jambes passent en mode marche forcée sans aucune négociation possible avec le centre de contrôle. J’avance, pas vite c’est sûr, mais j’avance. Et c’est ça qui compte.

En haut de la côte je repars en courant vers le petit lac du même nom. Bien qu’une furieuse envie de faire la sieste à l’ombre germe dans un coin de la tête, il y a encore des coureurs devant moi qui, eux, progressent. S’ils courent, il n’y a pas de raison que je n’y arrive pas donc pas de pause dodo !

Demi-tour au lac de Balcère pour un retour à la case départ et la joie d’un deuxième semi-marathon identique en parcours au premier mais avec les cuissots plus entamés.
Le soleil commence à décliner et surtout le vent froid se lève transperçant de ses multiples aiguilles la frêle armure de la ZeroD.

Le parc à vélos, 2km…la digue et son demi-tour…encore 4km et une deuxième ascension redoutée. Je sais maintenant que « ça va le faire » même si je n’arrive toujours pas à courir dans cette p☠☠☠☠ de côte.
Ça y est, j’atteins le ravitaillement du haut et je recommence à trotter, une énième compote dans les mains. C’est décidé, promis, juré, craché, je ne m’arrêterai plus, au mental jusqu’au bout maintenant, sans s’apitoyer sur mon sort.
La descente à 13% est une agonie pour les cuisses qui émettent des signaux d’alertes à chaque contact avec le sol. Je méprise toutes les alarmes, concentré sur le chemin et les cailloux qui roulent sous les semelles, ce n’est pas le moment de rechuter et les douleurs attendront l’arrivée.

La partie plate, enfin, et avec elle le bord de lac.

Moins de deux km.

Le vent souffle mais ça m’est égal, j’y suis presque, j’y suis presque, j’y suis presque. C’est le feu d’artifices du 14 juillet dans la tête.

J’entends la voix de la speaker qui se rapproche.

Je serre les poings.

Moins d’un km, je vole sur le sentier en digérant ma 103ième compote…

Voilà la ligne…un bref coup d’œil par-dessus l’épaule mais personne n’est là pour me subtiliser ce moment d’une intensité secrète, magique, étrange et qu’aucun mot ne pourra réellement traduire.

Il reste le défi des trois marches à gravir vers le podium pour conclure cette aventure. Que c’est dur pour les quadriceps mais pas le choix, faut les monter ces trois marches en bois !!

Les bras bien haut, les yeux clignant sous la lumière des projecteurs braqués sur l’estrade je reçois la médaille de finisher des mains de l’organisateur. Mon père joue les paparazzis de luxe dès qu’il peut se faufiler dans la zone d’arrivée.

Le chronomètre se fige sur 15H12’ couplé à une place de 16ièm. J’avais fait mieux en 2017, mais ce résultat suffit amplement à mon bonheur, je l’ai fait…et c’est ce qui compte.

La revanche de 2019 est prise ⇨ check !

Stéphane
Altriman Finisher 2021